Fin du cinéma muet : quand les voix écrasent les rois du silence
À la fin des années 1920, l’arrivée du cinéma parlant a bouleversé l’industrie du septième art, marquant une transition technologique et artistique majeure. Aux États-Unis comme en France, cette révolution a brutalement transformé la carrière de nombreux acteurs du muet, en difficulté face aux nouvelles exigences du son.
Crédit : Image libre de droit / Pexels
- parClara Munnier
- publié le16 mars 2025
Les gens s’exclament, les gens crient, les gens pleurent. L’orchestre bat son plein dans cette salle de cinéma parisienne pleine à craquer du Gaumont Palace en ce début des années 1920. Sur l’écran, un film muet occupe les téléspectateurs. Portés par une mélodie jouée en temps réel, les commentaires fusent devant la diffusion, huant les méchants et encourageant les héros. Sur les tournages, le réalisateur donne des instructions pendant que la caméra tourne – qu’importe, il n’y a pas de prise de son ! C’est la magie du cinéma muet.
« Attendez un peu, vous n'avez encore rien entendu ! »
C’est dans ce bruyant silence qu’arrive le plus grand bouleversement que le cinéma avait connu jusqu’alors : l’arrivée du son sur les écrans. Les frères Warner introduisent le Vitaphone en 1926, un système d’enregistrement sur disque. Ils sortent le 6 octobre 1927 le film qui lance véritablement la machine : Le Chanteur de Jazz, premier long-métrage à inclure une scène de dialogue. Les investissements aux États-Unis sont très rapides, et la folie des films parlants atteint la France avec Les Trois Masques d’André Hugon sorti en 1929. Le parlant s’étoffe de nouvelles technologies, dont le Movietone, un enregistrement du son optique sur pellicule. Cette technique s’installe rapidement dans les studios hollywoodiens et même à travers le monde, permettant aux films sonores de s’inscrire définitivement comme une nouvelle norme dès 1930.
Les impacts du cinéma parlant dépassent l’expérience des spectateurs. La caméra, trop bruyante, est dorénavant clouée au sol, enfermée entre quatre murs insonorisants, loin des déplacements aériens de la caméra du réalisateur Abel Gance. Noël Herpe, historien du cinéma, détaille sur France Inter : « La caméra est dans une sorte de caisson insonorisé, on ne peut plus tourner en extérieur, on ne peut plus faire de mouvements de caméra… ». Un changement qui est loin d’épargner les acteurs du cinéma muet : « Pour 99 % des artistes à Hollywood, la transition du muet au parlant a été catastrophique, estime Damien Chazelle, réalisateur de Babylon, dans Le Figaro. Seule une minorité s’en est tirée ».
Une voix sans issue
Derrière les cloisons des studios, les acteurs doivent s’adapter : les microphones cachés bloquent le mouvement, le silence règne sur les autrefois bruyants plateaux de tournage, la gestuelle est transformée, loin des exagérations attendues des films muets… La dictature de l’ingénieur du son est de mise. La voix des acteurs occupe alors toute la place. « Pas mal d’acteurs du muet ont été démonétisés, car ils avaient des accents d’origine étrangère », explique Noël Herpe. Il cite ainsi deux acteurs de la scène française d’origine russe, Ivan Mosjoukine et Nicolas Rimski, qui ont vu leurs carrières sombrer avec l’arrivée du parlant. L’autre côté de l’Atlantique n’échappe pas à la règle : Vilma Banky, actrice hongroise encensée par la critique américaine, voit sa carrière s’étioler face à son fort accent qui surprend le public américain.
Ces nouvelles manières de tourner s’accompagnent d’une nouvelle vague d’autant plus tonitruante : « Il y a tout à coup l’arrivée de nouveaux acteurs qui viennent du théâtre, surtout en France, alors qu’aux États-Unis, on va aussi voir émerger des jeunes acteurs », relate Noël Herpe. Face à cette recrudescence de nouveaux visages, les artistes du muet se voient obligés de faire leur preuve pour se faire une véritable place au sein des « talkies ».
« I hate talkies »
Ces explications, bien que fondées, ne suffisent pas, à elles seules, à expliquer la chute de certaines étoiles du cinéma muet. Le véritable nœud du problème est leur indifférence. Leur réticence face à l’avènement du son. En 1930, Clara Bow, jusque-là au sommet de sa carrière, raconte au Daily Telegraph sa haine pour les films parlants, qu’elle trouve rigides et contraignants. À seulement 28 ans, l’actrice décide ainsi de se retirer du monde du cinéma. Un sentiment partagé par plusieurs figures du cinéma muet, à l’image de Douglas Fairbanks, qui met lui aussi un terme à sa carrière en 1934. Mais c’est l’icône Charlie Chaplin qui marque les esprits quant à sa réticence face au cinéma parlant. En 1931, il explique trouver le cinéma muet « universel » contrairement aux films parlants qu’il juge trop restrictif. Il faudra attendre son film Le Dictateur en 1940 pour que Charlie Chaplin se décide à explorer le cinéma parlant. Des constats que l’historien du cinéma n’hésite pas à rejoindre : « L’essentiel ne se dit pas par la parole. Le cinéma d’aujourd’hui se base trop sur le discours et sur l’explicite […] alors qu’il devrait plus avoir confiance dans le silence ».
Chronologie de la transition du muet au parlant
1926 : Les frères Warner lancent le Vitaphone, un système d’enregistrement du son sur disque. Le premier film avec ce procédé était Don Juan (6 août 1926).
6 octobre 1927 : Sortie du Chanteur de Jazz, premier long métrage avec des dialogues synchronisés. Le succès du film accélère la transition vers le parlant.
1928 : Le Movietone, qui enregistre le son directement sur la pellicule, permettant ainsi une meilleure synchronisation, s’impose comme la norme dans les studios hollywoodiens.
1929 : En France, Les Trois Masques d’André Hugon devient le premier film parlant.
1930 : Le parlant devient la norme. Les studios insonorisent leurs plateaux, limitant les mouvements de caméra. De nombreux acteurs du muet, freinés par leur voix ou leur accent, voient leur carrière s’effondrer.
1933 : Clara Bow met un terme à sa carrière à seulement 28 ans.
1934 : Douglas Fairbanks, figure du muet, met fin à sa carrière.
1940 : Chaplin cède au parlant avec Le Dictateur, marquant une nouvelle ère du cinéma.
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Activité favorite : rire à en pleurer. Entre deux fous rires, se perd dans un livre, une expo ou une séance de ciné… Et trouve parfois le temps d’écrire un article.
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